mardi 22 janvier 2013

Honoré Daumier par Jean Adhemar. Mieux qu'une caricature...


Pris de court par les multiples obligations de la journée d'un patron-comptable-employé-secretaire-technicien de surface, je me tourne aujourd'hui vers l'excellent article de Charles Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques pour vous présenter à travers quelques lignes une excellente étude sur Honoré Daumier (1808-1879), peintre, sculpteur, illustrateur et caricaturiste de l'époque romantique.


Je veux vous parler maintenant de l'un des hommes les plus importants, je ne dirai pas seulement de la caricature, mais encore de l'art moderne, d'un homme qui, tous les matins, divertit la population parisienne, qui, chaque jour, satisfait aux besoins de la gaieté publique et lui donne sa pâture. Le bourgeois, l'homme d'affaires, le gamin, la femme, rient et passent souvent, les ingrats ! sans regarder le nom. Jusqu'à présent les artistes seuls ont compris tout ce qu'il y a de sérieux là-dedans, et que c'est vraiment matière à une étude. On devine qu'il s'agit de Daumier.


Les commencements d'Honoré Daumier ne furent pas très éclatants ; il dessina, parce qu'il avait besoin de dessiner, vocation inéluctable. Il mit d'abord quelques croquis dans un petit journal créé par William Duckett ; puis Achille Ricourt, qui faisait alors le commerce des estampes, lui en acheta quelques autres. La révolution de 1830 causa, comme toutes les révolutions, une fièvre caricaturale. Ce fut vraiment pour les caricaturistes une belle époque. Dans cette guerre acharnée contre le gouvernement, et particulièrement contre le roi, on était tout cœur, tout feu.


Ses dessins sont souvent pleins de sang et de fureur. Massacres, emprisonnements, arrestations, perquisitions, procès, assommades de la police, tous ces épisodes des premiers temps du gouvernement de 1830 reparaissent à chaque instant ; qu'on en juge : La Liberté, jeune et belle, assoupie dans un dangereux sommeil, coiffée de son bonnet phrygien, ne pense guère au danger qui la menace. On va lui broyer ses chevilles délicates, on va lui ballonner le ventre avec des torrents d'eau, ou accomplir sur elle toute autre abomination. Ces athlètes aux bras nus, aux formes robustes, affamés de tortures, sont faciles à reconnaître. C'est M. un tel, M. un tel et M. un tel, — les bêtes noires de l'opinion.


C'était avec cette même fureur que La Caricature faisait la guerre au gouvernement. Daumier joua un rôle important dans cette escarmouche permanente. On avait inventé un moyen de subvenir aux amendes dont Le Charivari était accablé ; c'était de publier dans La Caricature des dessins supplémentaires dont la vente était affectée au payement des amendes.


Ce fut aussi à cette époque que Daumier entreprit une galerie satirique de portraits de personnages politiques. Il y en eut deux, l'une en pied, l'autre en buste. Celle-ci, je crois, est postérieure et ne contenait que des pairs de France. L'artiste y révéla une intelligence merveilleuse du portrait ; tout en chargeant et en exagérant les traits originaux, il est si sincèrement resté dans la nature, que ces morceaux peuvent servir de modèle à tous les portraitistes. Toutes les pauvretés de l'esprit, tous les ridicules, toutes les manies de l'intelligence, tous les vices du cœur se lisent et se font voir clairement sur ces visages animalisés ; et en même temps, tout est dessiné et accentué largement. Daumier fut à la fois souple comme un artiste et exact comme Lavater.


Mais notre grand artiste a fait des choses bien diverses. Daumier a éparpillé son talent en mille endroits différents. Faire une analyse complète de l'œuvre de Daumier serait chose impossible ; je vais donner les titres de ses principales séries, sans appréciations ni commentaires. Il y a dans toutes des fragments merveilleux. Robert Macaire, Mœurs conjugales, Types parisiens, Profils et silhouettes, les Baigneurs, les Baigneuses, les Canotiers parisiens, les Bas-bleus, Pastorales, Histoire ancienne, les Bons Bourgeois, les Gens de Justice, la journée de M. Coquelet, les Philanthropes du jour, Actualité, Tout ce qu'on voudra, les Représentants représentés. Ajoutez à cela les deux galeries de portraits dont j'ai parlé. 


Pour conclure, Daumier a poussé son art très loin, il en a fait un art sérieux ; c'est un grand caricaturiste. Pour l'apprécier dignement, il faut l'analyser au point de vue de l'artiste et au point de vue moral. — Comme artiste, ce qui distingue Daumier, c'est la certitude. Il dessine comme les grands maîtres. Son dessin est abondant, facile, c'est une improvisation suivie ; et pourtant ce n'est jamais du chic. Il a une mémoire merveilleuse et quasi divine qui lui tient lieu de modèle.


Encore un mot. Ce qui complète le caractère remarquable de Daumier, et en fait un artiste spécial appartenant à l'illustre famille des maîtres, c'est que son dessin est naturellement coloré. Ses lithographies et ses dessins sur bois éveillent des idées de couleur. Son crayon contient autre chose que du noir bon à délimiter des contours. Il fait deviner la couleur comme la pensée ; or c'est le signe d'un art supérieur, et que tous les artistes intelligents ont clairement vu dans ses ouvrages...

Merci Charles… Pierre

‎ADHEMAR (Jean). Honoré Daumier. Paris, Pierre Tisné, 1954. Un fort volume in-4. Cartonnage pleine toile illustrée de l'éditeur avec image contrecollée. 147 pages de texte (dont notices, bibliographie et tables) ainsi que 174 pages de reproductions en noir et en couleurs. Quelques textes de Baudelaire, Frères Goncourt, Th. De Banville, L. Duranty et V. Van Gogh sur Daumier. Première édition. ‎Vendu

2 commentaires:

Pierre a dit…

Une valeur sûre de l'illustration à l'égal de Gavarni et Grandville... Pierre

Anonyme a dit…

merci pour vos articles Pierre. C'est toujours un délice d'y revenir pour trouver des référebces.
Bon Dimanche à vous,
Bien à vous,
Sandrine.